Entreprise à mission
Objectif : Bien commun

Et si l’entreprise avait un « rôle civilisationnel »[1] ? C’est le postulat de Blanche Ségrestin et Kevin Levillain[2], co-auteurs du concept d’entreprise à mission. Instauré par la loi Pacte en mai 2019, ce nouveau statut mérite quelques précisions et explications. Revue de presse et décryptage.

Une entreprise à mission, benefit corporation en anglais dans le texte, se donne pour but le bien commun et l’intérêt social, au-delà de faire des bénéfices. Elle dédie ainsi son activité à une cause commune, sociale, environnementale, et n’a pas seulement vocation à maximiser les profits. C’est ce « seulement » qui fait la nouveauté. Avant ce concept, il y avait d’un côté le monde de l’entreprise, capitaliste, voué à l’enrichissement, et de l’autre le monde associatif, désintéressé, dédié au bien commun et à l’évolution de la société. Le statut « d’entreprise à mission » marque une nouvelle avancée vers le mélange des genres.

Un concept né de l’économie sociale et solidaire

Depuis les années 2010, le monde entrepreneurial anglo-saxon cogite sur « l’impact social positif de l’entreprise » que le Conseil Supérieur de l’Economie Sociale et Solidaire (CSESS) définit comme un « ensemble des conséquences (…) des activités d’une organisation tant sur ses parties prenantes externes (…) directes ou indirectes de son territoire et internes (…), que sur la société en général. ». Naissent alors les benefit corporation ou Community interest Companies.

En France, le concept d’économie sociale et solidaire fait déjà bouger les lignes depuis un moment. En 2014, la loi Hamon avait élargi le champ économique de l’engagement. Au-delà des « quatre familles de l’ESS – associations, coopératives, fondations et mutuelles – il y a désormais l’entreprise à finalité sociale et à but lucratif limité ». On parle désormais « d’innovation sociale », de french impact au même titre que de french tech.[3] « Au carrefour de entrepreneuriat classique et de l’économie sociale et solidaire », cette entreprise solidaire met la culture d’entreprise, dynamique et innovante, au service de problèmes sociaux, sociétaux, environnementaux. Les domaines d’actions collectives prennent de l’ampleur. Le bien commun n’est plus réservé au milieu associatif, puisqu’on peut gagner sa vie en s’y dédiant. En dépassant le frein du bénévolat, on change d’échelle et on impacte plus fort. Le concept de RSE émerge dans la foulée, autour de 2015. La Responsabilité Sociétale des Entreprises ou Responsabilité Sociale des Entreprises s’attache à mettre en pratique le développement durable au cœur du monde entrepreneurial.

Enfin, en 2018, les chercheurs de l’École des Mines de Paris (MINES ParisTech) Kevin Levillain et Blanche Ségrestin développent le concept d’entreprise à mission. Ils établissent la définition suivante : « l’entreprise à mission (ou Entreprise à Objet Social Étendu) se caractérise par la définition d’un Objet Social Étendu (OSE), éventuellement en co-construction avec les parties prenantes. C’est la définition de la « mission » d’intérêt public de l’entreprise ; la mise en place d’un mécanisme d’engagement officiel relatif à cette mission, notamment via son inscription dans les statuts légaux de l’entreprise ; la mise en place d’un mécanisme de contrôle, c’est-à-dire de procédures permettant de vérifier la conformité des activités de l’entreprise par rapport à l’objectif et à la mission fixés, (…) ».[4] La loi Pacte [5], et notamment son quatrième volet qui vise à rendre l’entreprise plus juste et plus responsable, s’appuie directement sur ces travaux.

Quel intérêt pour l’entreprise ?

Devenir une entreprise à mission exige un certain engagement et un travail de fond assez intense pour préparer ce nouveau statut. Certaines entreprises doivent même revoir leurs grands axes de fonctionnement pour l’envisager. Au-delà de l’évidente volonté d’impacter positivement la société, quels sont les intérêts pour l’entreprise de mettre en route un tel dossier ?

Dans une interview au Monde[6], Bernard Valiorgue, cofondateur de la chaire Alter-gouvernance à l’université Clermont-Auvergne, explique que ce statut revêt plusieurs avantages : se protéger d’actionnaires visant leur intérêt personnel, se positionner sur un nouveau marché, gagner en attractivité et légitimer son activité (pour les mutuelles par exemple). Autre raison, il faut désormais vivre avec son temps et le système capitaliste commence à montrer des signes de fatigue. Nous marchons vers une « moralisation de l’économie » [7] que les entreprises ont intérêt à adopter [8] pour rester attractives (auprès de leurs clients et de leurs collaborateurs). Enfin, et c’est peut-être le point principal, ça fonctionne ! Camif, Maif, Ethiquable, sont autant d’entreprises françaises qui ont adopté ce modèle d’économie positive et qui ne s’en portent que mieux ! [9] (Lire notre Repérage sur Les Entreprises à mission qui cartonnent.)

Des critères à évaluer

Depuis mai 2019, toute entreprise peut ainsi s’instituer « société à mission » en enregistrant dans ses statuts sa « raison d’être » (art. 1835 du Code civil). Sur le papier, c’est alléchant, mais la mise en pratique apparaît plus complexe. Première question à se poser, quels sont les critères exigés pour obtenir ce statut ? Il en existe cinq, selon la charte développée par Ségrestin et Levillain :

  • L’engagement à produire un impact sociétal
  • La formalisation d’une mission spécifique en définissant sa « raison d’être et ses objectifs »
  • La cohérence du modèle économique avec la mission
  • Un engagement à partager équitablement la valeur créée
  • L’évaluation de la mission en se dotant d’un comité de suivi et en publiant un rapport annuel

S’ils sont assez clairs, ces critères d’engagement restent plutôt flous à évaluer [10]. C’est là qu’interviennent les différents labels d’agrément qui ont émergé avec le nouveau statut. On connaissait déjà ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale)[11], établi dans le cadre de la loi ESS de 2014, il y a désormais le Label Lucie[12] et B Corp[13], deux organismes dédiés à l’évaluation et la notation d’entreprises à mission. On pourra aussi se référer à l’intéressant classement des entreprises positives établi par l’ONG Positive Planet[14] . Ces outils de labélisation permettent de repérer les mauvaises pratiques, et tout particulièrement les coups marketing ou « purpose washing ». On connaissait le green washing pour les entreprises qui cherchent à redorer leur image grâce à des actions pseudo-écolos, même principe pour le purpose (but en anglais) washing qui devient alors un simple discours marketing creux et sans véritable engagement de la part de l’entreprise.[15]

[1] https://www.media-paris-saclay.fr/de-la-responsabilite-et-du-role-civilisationnel-de-lentreprise-entretien-avec-blanche-segrestin/

[2] La mission de l’entreprise face aux enjeux contemporains de responsabilité, de B. Segrestin, in B. Segrestin et K. Levillain (dir.), La mission de l’entreprise responsable. Principes et normes de gestion, Presses des Mines, 2018.

[3] https://www.lemonde.fr/argent/article/2019/10/03/l-engagement-des-entrepreneurs-prend-de-l-ampleur_6014016_1657007.html

[4] https://e-rse.net/definitions/entreprise-a-mission-definition/#gs.aaeu8n

[5] https://www.lemonde.fr/economie-francaise/video/2018/10/05/comprendre-la-loi-pacte-censee-transformer-les-entreprises_5365297_1656968.html

[6] https://www.lemonde.fr/argent/article/2019/10/03/l-engagement-des-entrepreneurs-prend-de-l-ampleur_6014016_1657007.html

[7] https://www.chefdentreprise.com/Thematique/juridique-1055/Breves/Entreprises-mission-vers-moralisation-economie-332491.htm#fPW6Xfd742jhmzbf.97

[8] https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/juridique/0601881916199-raison-d-etre-entreprise-a-mission-interet-elargi-quels-engagements-et-risques-331873.php

[9] https://www.capital.fr/votre-carriere/ces-entrepreneurs-ont-fait-le-pari-de-lethique-avec-succes-1352552

[10] https://business.lesechos.fr/entrepreneurs/juridique/0601881916199-raison-d-etre-entreprise-a-mission-interet-elargi-quels-engagements-et-risques-331873.php

[11] https://www.economie.gouv.fr/entreprises/agrement-entreprise-solidaire-utilite-sociale-ess

[12] https://www.labellucie.com/entreprise-a-mission

[13] https://bcorporation.eu/about-b-lab/country-partner/france

[14] https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/le-palmares-des-entreprises-positives_2016121.html

[15] https://www.ladn.eu/entreprises-innovantes/re-corp/raisons-devenir-entreprise-mission/

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